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SCENE VI.
CLERDON, GRANDVILLE, AMÉLIE.
Clerdon (à part)
Que vois-je.... ô Ciel... la sœur de Grandville!
Grandville. Viens, ma sœur, viens me justifier
auprès de notre ami de ne lui avoir pas plutôt appris ton arrivée. Le petit
mystere que j'ai crû devoir lui en faire l'a aigri contre moi. Peut-être ton
intercession l'adoucira.... Vous me paroissez bien ému, Clerdon?
Clerdon. Pardon, Miss, pardon; le trouble
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dans lequel je suis.... ce bonheur inattendu.... votre présence....
le souvenir de mes égaremens....
Amélie. Ce trouble, Clerdon, parle en votre
faveur, & me fait espérer que l'idée d'Amélie n'est pas entierement bannie
de votre cœur.
Clerdon. Qui, moi vous oublier?... En avez-vous
pu concevoir la pensée?.. Auriez-vous la cruauté.... Mais est-ce à moi de me
plaindre.... Ma conduite criminelle ne vous a-t-elle pas....
Grandville. N'en parlons plus, Clerdon. Qu'un
souvenir si triste n'empoisonne plus la joie de nous retrouver ensemble.
Supprimons-le à jamais de tous nos entretiens.
Clerdon. Et le puis je?... Puis-je oublier que
c'est Amélie que j'ai offensée.... Mais vous êtes vengée.... Je gémis accablé
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sous tous les genres de calamités.... & pour comble de malheur, il n'y en a
point que je n'aie mérités!... Non pas que j'aie cessé de vous adorer.... Non,
Miss, votre image n'a pas été un instant effacée de mon cœur.... pas même lorsque
je devois vous paroître un monstre d'ingratitude & d'insensibilité....
alors même elle faisoit mon supplice.... La seule idée d'être haï a porté ma douleur
au point de me faire désirer la mort.... Je la sens qui approche, & peut-être
bientôt.... Trop généreuse Miss, vous semblez vous attendrir sur le sort du
malheureux Clerdon; vos yeux se remplissent de larmes.
(Il se jette à ses pieds)
J'en suis indigne!
Amélie. Levez-vous : mon cœur vous absout. Je ne
me souviens plus que Clerdon fut coupable.
Clerdon. Bonté céleste!... O divine Amélie, est-ce
bien à moi, au plus affreux des
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hommes, que ce discours s'adresse?... Quel bonheur inespéré! quelle joie
inexprimable!... Pardonnez à mes transports..... à l'ivresse de mes sens.....
Laissez-moi expirer de plaisir à vos pieds.
(Il veut se jetter à ses pieds)
Mais qu'allois-je faire, malheureux...
(à part)
Hélas, je touche au moment de la perdre à jamais.... Quel horrible tourment!
Amélie. Vous me glacez d'effroi, Clerdon :
que veut dire ce changement subit?... Vous vous détournez avec horreur....
Le désespoir est dans vos yeux....
Clerdon (hors de lui-même)
Il faut la perdre!...
Amélie. Quel regards vous lancez sur moi....
Remettez-vous, Clerdon.... Rappellez vos sens égarés.
Grandville. Cher Clerdon... Il ne m'entend pas...
Mon cher Clerdon, sortez de cet état affreux qui nous fait frémir. Ne me con-
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noissez-vous plus, ne connoissez-vous plus votre ami Grandville?
Clerdon (avec violence)
Ah, oui, je le connois!
Grandville. Vous me faites trembler. Votre ton,
vos regards annoncent la rage & la fureur.... Vous repoussez avec horreur
Grandville, qui veut vous serrer dans ses bras. O mon ami...
Clerdon. Ne profanez pas ce nom sacré.
Il y eut un temps où votre bouche le rendoit bien doux à mon oreille.
Grandville. Et ce temps seroit passé! Et c'est
de vous qu'il faut que je l'apprenne! Mais avec quelle cruauté vous puissiez
en user avec moi, vous resterez mon ami; jamais mon cœur ne pourra vous donner
un autre nom.
Clerdon. Quel plaisir prenez-vous à déchirer un
malheureux? Hélas, il est trop foible
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pour résister à vos discours enchanteurs... Prenez ma vie, Grandville, je vous
l'abandonne, & ne cherchez pas des artifices superflus à vous procurer une
vengeance...
Grandville. Moi chercher à me venger de vous? de Clerdon?
Moi en vouloir à votre vie? Je sacrifierois plutôt la mienne pour vous. Vos discours,
où je ne comprends rien, ne confirment que trop mes inquiétudes... Vous me cachez ce
qui se passe au fond de votre cœur..... On y a jetté des soupçons qui me font paroître
comme un monstre à vos yeux.
Amélie. Parlez, Clerdon, parlez; éclaircissez, je vous en conjure,
ces obscurités redoutables.
Clerdon. Puisse une nuit éternelle les couvrir de son
ombre... Puissé-je n'avoir jamais connu les horreurs dont je suis la proie...
Cruel ami, étoit-ce par vous que je
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devois les éprouver? Pourquoi n'en ai-je pas été la victime avant d'en avoir la fatale
connoissance!
Amélie. Seriez-vous insensible à mes prieres? Si jamais
je vous fus chere, Clerdon; & vous venez de m'assurer que je vous l'étois encore; vous
céderez à mes instances, vous expliquerez ce triste secret.
Clerdon. S'il est vrai que ce soit encore un secret pour
vous, ne souhaitez pas de l'apprendre. C'est un tissu d'horreurs infernales qui vous
glaceroient d'effroi. Encore une fois, Miss, je vous en conjure, ne me pressez pas
davantage. J'outragerois tout ensemble, les loix de l'honneur & celles de l'amitié,
si je vous obéissois.
Amélie. Vous voulez donc me laisser en proie à tous les
tourmens du doute, & à la frayeur que j'ai sur votre sort?.. Vous ignorez peut-être
quel intérêt je prends
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à votre bonheur... à quel point le mien en dépend... Rendez vous à ma priere; ne fuyez
pas mes regards, ne cherchez pas à vous fortifier contre les larmes que vous m'arrachez...
Votre cœur n'est pas insensible...
Grandville. Rendez vous, mon cher Clerdon, aux efforts
réunis de l'amour & de l'amitié. Pouvez-vous voir, sans être ému, la douleur dont nous
remplit votre silence opiniâtre?.. Dans les jours fortunés de notre amitié... hélas,
pourquoi ont-ils passés si rapidement!.. vous étiez plus sensible que moi-même au
moindre chagrin que j'éprouvois. Pourquoi aujourd'hui...
Clerdon. Je n'y puis plus tenir... Ma fermeté...
Ah, Miss, qu'il est difficile de vous résister? Mon cœur est livré à un combat qu'il
ne peut soutenir plus long-temps. Je deviendrois un perfide si je ne vous
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fuyois pas... Pardonnez... Une nécessité impérieuse me l'ordonne.
(Il sort)
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