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SCENE V.
HENLEY, CLERDON.
Henley. Eh bien, Clerdon, avez-vous vengé votre injure?
Le perfide Grandville est-il enfin....
Clerdon (violemment agité)
Où suis-je?... Qui me sauvera...
Henley. Calmez-vous, mon cher Clerdon; vous êtes avec votre
tendre ami... De quoi faut-il vous sauver? Il n'y a personne ici qui veuille vous faire
du mal...
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Clerdon. Entendez-vous les cris plaintifs de l'homme
mourant?.. Ah, qu'ils retentissent affreusement à mes oreilles!.... Voyez-vous ce
corps pâle?..... ensanglanté?... Voyez-vous comme il me menace?..
Henley. Je ne vois rien, mon ami; c'est votre imagination
égarée qui enfante tous ces fantômes... Devenez plus tranquille.
Clerdon. Moi... moi tranquille?.. O douleur... ô désespoir...
Voyez ces mains ensanglantées, ces mains fumantes du meurtre... Je pourrois être tranquille?
Henley. Vous venez de punir un perfide, un lâche,
l'ennemi de votre repos...
Clerdon. Ah, vous ne lui donneriez pas ces noms odieux,
si vous aviez été témoin du terrible événement...
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Henley. Et vous pourriez encore douter...
Clerdon. Apprenez toutes les particularités de cette
abominable action... & puis jugez... Vous vous rappellez l'état dans lequel j'étois
lorsque je vous quittai..... J'ai couru au jardin.... & je ne savois où j'étois, où
j'allois.... il me sembloit errer dans les ténebres... je croyois que la terre fuyoit
sous mes pas... le moindre objet me paroissoit un obstacle qui vouloit empêcher
l'horrible démarche.... Hélas, c'étoit en effet peut-être l'intention du Ciel!
Mais ma rage effrénée, n'a rien voulu voir, rien entendre.... Je rencontre Grandville.
Il vole au-devant de moi les bras ouverts.... Je fonds sur lui l'épée à la main.... Il
est effrayé, surpris de mon action... Il me supplie, il me conjure de lui dire au
moins quel crime il a commis envers moi... Il me prodiguoit les plus tendres caresses,
& d'une maniere si touchante...
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Rien ne m'arrête; je m'élance sur lui... il se met en défense.... les larmes couloient
de ses yeux... Deux fois ma fureur a mis ma vie en son pouvoir, & deux fois... ô
souvenir qui me suivra jusqu'au tombeau!.. deux fois il a détourné la pointe mortelle
de mon sein... Il ne sembloit occupé que du soin de conserver ma vie, il ne songeoit
pas à la sienne... Sa générosité lui est devenue funeste... j'ai enfin réussi à lui
porter le coup.... Quel succès, grand Dieu!... Que n'as tu plutôt lancé ta foudre sur
moi... Il est tombé noyé dans son sang, la pâleur de la mort s'est répandue sur son
visage... ses yeux se sont obscurcis... L'humanité y régnoit encore, ils annonçoient
plus de compassion que de haine contre son assassin. Il les a tournés vers moi avec
douceur... ce mouvement m'a percé le cœur. Les idées de vengeance, les transports de
rage qui m'avoient entraînés hors de moi, se sont dissipés tout-à-coup... La honte
me faisoit fuir...
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Croiriez-vous qu'il a rassemblé le peu de forces qui lui restoient, pour me prier de
revenir à lui? Il m'appeloit son ami, son cher Clerdon.... Il ne m'a pas été possible
d'en approcher... Hélas, peut-être dans ce moment il rend son dernier soupir.... je
vole à son secours & mourir à ses pieds.
Henley. A quoi pensez-vous, Clerdon? Quoi, vous voulez
vous exposer à être reconnu pour l'auteur de sa mort par toutes les personnes qui
peuvent être actuellement autour de lui? Songez à votre sûreté, quittez promptement
ces lieux...
Clerdon. Ma sûreté! En est-il pour moi nulle part?
Où la voix du sang de mon ami ne me poursuivra-t-elle pas? Où pourrai-je échapper à
l'image sanglante & défigurée d'un homme qui m'étoit si cher, que j'ai tué de ma
main, que j'ai vu étendu mourant à mes pieds?... Ce spectacle affreux sera sans
cesse présent à
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mes yeux, déchirera mon ame, fera un enfer de tous les lieux où je me cacherois....
Henley. Comment pouvez-vous vous abandonner à de pareils
regrets pour une action à laquelle l'honneur & la justice même vous ont forcé?..
Quoi, parce que Grandville mourant vous a appellé à son secours, ainsi qu'il en auroit
appellé un autre, vous allez prendre ce mouvement, si naturel & si commun, pour un
acte particulier de tendresse & de générosité de sa part? Et sur cette chimere, & sur
tant d'autres que vous vous faites, vous voilà au désespoir d'avoir puni un perfide
qui se faisoit un plaisir cruel de combler vos malheurs, de vous ravir ce que vous
aviez de plus cher, & d'insulter ensuite à vos douleurs & à votre désespoir?
Clerdon. Qu'il soit donc en effet un perfide dont je
devois me venger. Si c'est une
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erreur, puissé-je ne la perdre jamais! c'est la seule consolation à mes maux...
Encore, je sens bien qu'elle ne les calmera pas... J'ai perdu ce que j'avois de plus
précieux au monde; il ne me reste plus que la
mort.... Quand viendra-t-elle à mon secours, quand m'enveloppera-t-elle dans une nuit
profonde! Que le glaive de la justice même ne vient-il en ce moment....
Henley. J'entends du bruit... Ciel! on conduit ici
Grandville mourant. Fuyons, Clerdon, évitons cet aspect.
Clerdon. Je ne saurois... Un pouvoir supérieur me
retient malgré moi. Je frémis de cette scene redoutable, & je n'ai pas la force
de l'éviter.
Henley. Ayez au moins celle de ne pas vous trahir...
Pour moi, il m'est impossible de m'arrêter plus long-temps ici.
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