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ACTE V.
SCENE PREMIERE.
CLERDON (dans l'attitude d'un homme furieux)
Laissez-moi respirer, spectres effrayans... cessez de me tourmenter... Quoi!
vous me suivez par-tout?... Fuyons vers ces lieux... Quelle horreur!.. des
ruisseaux de sang... plus loin les cris lugubres d'un homme expirant
retentissent à mon oreille... Oui, par-tout... par-tout le sang de mon ami
me poursuit... Sang innocent, pourquoi t'ai-je versé?.. Ce mortel généreux que
j'avois si cruellement offensé, ce mortel qui, semblable à un Dieu bienfaisant,
étoit venu secourir celui même qui l'avoit offensé, ma rage, ma perfide
rage a pu...
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Le meilleur des hommes.... celui qui honoroit son espece.... je l'ai ôté du
nombre des vivans... La nature doit en gémir, elle doit m'abhorrer, tout doit
se réunir & conjurer ma perte... Vengeance du Ciel, tu n'éclates pas... ta
foudre ne gronde encore que dans le lointain... je vis encore... mais, je le
sens, tu as les yeux sur ta proie... tu répands autour de moi une horreur, une
nuit... Oh! ensevelissez-moi, ténebres redoutables, cachez-moi à ce spectre
qui me suit... C'est Grandville, Grandville égorgé par mes mains.... Quel
courroux allume tes regards... tu n'es plus ce Grandville mourant qui ne
respiroit que la paix & la tendresse... Ange destructeur, armé par le
Tout-puissant... frappe ta victime... frappe l'abominable Clerdon, délivre-le
du supplice d'être malheureux sans ressource... Ton sang sort à gros bouillons
de ta plaie... ton sang n'est pas vengé... Que tardes-tu?.. Est-ce pour me punir
que tu differes ma
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perte? Est-ce par compassion?.. Où ta main redoutable m'ordonne-t-elle de
porter mes regards!.. Ah, mon pere, & vous aussi, vous êtes venu pour punir votre
indigne fils!.. Perdez-le... c'est lui qui vous a jetté dans l'infâme prison,
c'est lui qui t'a réduit, dans ta vieillesse, à gémir dans les horreurs de
l'indigence & du mépris... c'est moi qui ai ouvert ton tombeau avant l'ordre
de la nature. J'ai foulé aux pieds tes conseils, tes prieres... mais à
présent tu es heureux... tu ne crains plus à présent qu'un fils criminel
te fasse verser des larmes de douleur... Mais ce fils... ce malheureux fils...
tu es vengé, mon pere, il est condamné à des tourmens qui ne finiront jamais.
La malédiction que ta bouche n'a pas prononcée contre moi, ta misere l'a
prononcée... elle s'éleve contre moi... j'y succombe... Ah, mon pere... mais
ton front sévere me défend de t'appeller ainsi... Je ne puis supporter plus
long-temps le courroux de tes regards, de ces
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regards où jadis je ne voyois que les expressions de la tendresse & de l'amour.
Ces mains, qui me bénissoient autrefois, se joignent pour demander, pour obtenir
ma perte.... Où fuirai-je? Quel gouffre affreux m'offrira un asyle?.. Quels
spectres sanglans m'empêchent de m'y précipiter?.. Eloignez-vous, spectres
inexorables! Ne m'otez pas la ressource de la mort... Mais elle combleroit
mes vœux... mais elle vous enleveroit votre victime...
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