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SCENE III.
GRANDVILLE, CLERDON.
Clerdon (à un domestique qui l'accompagne)
Voilà donc où loge l'étranger qui veut me parler? (en se retournant)
Que vois-je?.. Quelle surprise!... Grandville....
Grandville. Embrassez-moi, cher ami, laissez-moi jouir enfin d'un plaisir
dont j'ai si long-temps été privé.
Clerdon. Vous m'appellez votre ami, vous voulez m'embrasser....
Craignez de prodiguer ces caresses à un misérable qui ne mérite que votre indignation...
Laissez-moi fuir... Votre présence est un reproche qui m'humilie & me confond.
Grandville. Cessez, mon cher Clerdon, des re-
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grets inutiles. Je serois indigne moi-même d'avoir jamais été votre ami, si les petits nuages
qui ont obscurci pour un moment une union si douce, m'en avoient fait oublier les devoirs... & dans
quel temps?.. Dans celui où les devoirs que ce nom impose sont devenus plus sacrés.... où mon ami est
dans l'embarras.... Peut-être aurai-je eu le malheur de vous offenser sans le savoir : mais vous
m'en avez bien puni! Le temps qu'il m'a fallu passer sans vous voir a été bien long pour moi, & ce que
cette privation a eu de cruel, servira désormais à me rendre plus circonspect. Pardonnez-moi les
fautes que je peux avoir commises envers vous, & dites-moi que vous êtes encore mon ami.
Clerdon. Trop généreux ami... C'est en tremblant que je prononce ce mot
dont je suis indigne.... Que mon cœur est déchiré!... C'est moi, mon cher Grandville, oui, moi seul qui vous avois of-
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fensé, & pourquoi?... Parce que vous m'aimiez, parce que vous me tendiez la main pour me tirer
d'un précipice sur les bords duquel j'étois sans inquiétude.... Malheureux, je repoussai avec
horreur cette main secourable....
Grandville. Encore un coup, Clerdon, oublions le passé. Prouvez-moi, en ne parlant
plus des tristes événemens qui m'avoient ôté votre amitié, que vous me l'avez rendue. Hélas, les momens qui nous
réunissent, & qui devroient être si purs & si sereins, sont assez tristes par les circonstances, sans que nous y
ajoutions encore.... J'ai à vous apprendre des choses.... Ah, mon ami, préparez votre cœur à ce qu'il y a de plus
effrayant & de plus douloureux.... Votre pere....
Clerdon. Vous frémissez... je vous entends... mon malheur est à son comble. Je suis
perdu!... mon désespoir....
(Il veut sortir)
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Grandville (l'arrêtant)
Où voulez-vous aller, Clerdon?... Foible mortel....... rappellez ce courage, qui autrefois vous élevoit au-dessus
de tout ce qui vivoit avec vous..... Eh bien, mon ami, votre pere n'est plus.... mais supérieur aux
conjonctures affreuses dans lesquelles il se trouvoit, il est mort en sage...... Quel héroïsme il a montré dans ses
derniers momens!.... Il s'indigne peut-être à cette heure, que son fils lui ressemble si peu.
Clerdon. Non, non, son fils, son indigne fils, n'occupe plus son souvenir, & s'il s'en
souvient, c'est pour l'abhorrer & le maudire.... Ne m'épargnez pas, dites ce qu'il me reste de terrible à apprendre...
Rapportez-moi les imprécations qu'il a proférées contre moi dans ses derniers instans.... Je les avois méritées.....
Pouvoit-il se rappeller, pouvoit-il entendre mon nom sans effroi?.. Ne de-
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mandoit-il pas que la malédiction rassemblât tous ses fléaux sur la tête d'un fils dénaturé, auteur de sa ruine?..
O pensée désespérante!.... Ah, laissez-moi, je cours le venger.
Grandville. Ce seroit l'offenser de nouveau... Ce n'est pas là, mon ami, les ordres
que vous donne un pere en mourant. Modérez vos transports, & apprenez ce qu'il a exigé de vous à sa derniere heure.....
Que cela est différent de ce que vous appréhendez, & que votre crainte est injurieuse pour un pere si bon & si vertueux!...
Je passe sur les circonstances de sa mort; l'état où je vous vois ne permet pas que je m'arrête sur ce récit...
Mes larmes me trahissent... Elles furent tristes....
Clerdon. Vos larmes ne me l'apprennent que trop.
Grandville. J'étois alors absent. Dès que j'eus ap-
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pris le danger où il étoit, je retournai à Londres. J'allai le voir. Je le trouvai mourant. Cependant il régnoit
sur son visage un air de calme & de sérénité qui annonçoit celle de son ame. Vous le voyez, me dit-il, d'une voix
foible & mal articulée; la fin de mes calamités approche. Je la vois venir avec joie, & je bénis la main secourable
de la mort. Rien ne manqueroit à me félicité, si des réflexions sur le sort de mon fils.... Ses soupirs étoufferent
sa voix, & les larmes inonderent ses yeux éteints.... Mon fils est loin d'ici, reprit-il, en sanglotant. Il est dans
le péril, dans le malheur; & il m'est affreux de mourir avant de l'en savoir sorti. Hâtez-vous de l'aller rejoindre,
& tâchez de répandre quelque consolation dans son ame, en l'assurant que je l'aime, que je lui pardonne, que le dernier
effort de ces mains paternelles est de les élever vers le Ciel en sa faveur, que mes dernieres paroles ont été des
vœux pour son salut, que mes dernieres
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larmes ont coulé pour lui. Allez lui porter ma bénédiction, & si ma mort l'affligeoit..... car peut-être il m'aime
encore.... vous le conjurerez de modérer sa douleur, mais vous lui direz en même temps... alors sa voix devint plus
forte, & son air devint imposant.... « Vous lui direz, que si les prieres, les ordres de son pere mourant, si
la voix de son ange tutélaire, qui peut-être dans ce moment lui parle par ma bouche, peuvent quelque chose sur lui :
qu'il revienne à la vertu & à la religion, & alors il sera heureux »..... J'ai tâché de retenir les derniers
discours de votre pere, & je vous les rends fidelement.... A peine il eut achevé de parler, qu'il recueillit le peu
de forces qui lui restoient, il se souleva sur son lit, leva les yeux vers le ciel, & fit les vœux les plus ardens pour
votre changement & votre félicité. La mort le surprit au milieu des prieres qu'il faisoit pour vous, & le nom de son fils
est le dernier qui
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sortit de sa bouche...... Allons, mon ami, allons, obéissez aux ordres de votre respectable pere; ne vous laissez pas accabler
sous le poids de la douleur... Vous gardez le silence...... Votre air morne & interdit me glace d'effroi.... Sortez de cet état
d'engourdissement... Votre trouble....
Clerdon. Ami trop généreux du plus abominable des hommes.... Ah, laissez-moi pour quelques momens
à moi-même... laissez-moi rappeller mon courage & recueillir mes forces, pour m'arracher du désordre affreux où je suis.
Grandville. Je vous laisse, puisque vous le désirez; je vous rejoindrai bientôt.
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