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SCENE IV.
CLERDON, TRUWORTH.
Truworth. Pardon, Monsieur, vous m'avez ordonné d'éviter
votre présence, malgré cela j'ose...
Clerdon. Qui vient s'envelopper dans ma ruine?
(après l'avoir regardé quelque temps en silence)
Est-ce toi, Truworth?
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Truworth. Miss Grandville que j'ai trouvée en pleurs,
& qui dans ce moment même se dispose à quitter ces lieux, m'a ordonné de voler vers
vous, parce que vous étiez dans une situation qui demandoit du secours.... Pardonnez moi,
Monsieur, mon indiscrétion de tantôt, & ne l'attribuez qu'à l'excès de mon zele...
Clerdon. Que veux-tu que je te pardonne?.. Ah, que ne l'ai-je
écouté, ton zele, au lieu de m'emporter contre toi... Mais il vient de m'arriver ce que je
méritois... mon aveuglement a été la juste punition de mes crimes..... Tu pleures, Truworth?
Truworth. Que vois-je, ô mon Dieu!.. Quel égarement, quelle
férocité dans vos regards?.. Votre air annonce le désespoir... votre visage est couvert de la
pâleur de la mort... Quoi, Monsieur, la mort de votre ami est-elle donc capable...
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Clerdon. Tu ne vois pas toute la profondeur de ma misere...
tu frémirois si tu savois... Connois-tu celui qui a tué Grandville?
Truworth. On attribue cette horrible action à un inconnu.
Clerdon. Cet inconnu, c'est moi.
Truworth. Vous... Votre ami...
Clerdon. Oui, mon ami... & l'ami le plus digne,
le plus généreux... Croirois-tu qu'il n'étoit venu ici que pour me sortir d'embarras,
pour partager sa fortune avec moi?... Eh bien, voilà l'homme que j'ai assassiné...
Ton ame vertueuse ne peut comprendre un pareil forfait... Connois son véritable auteur...
Henley... pourquoi ai-je entendu jamais ce nom détestable... par les calomnies les plus
adroitement imaginées ce monstre avoit réussi à me prévenir contre Grandville,
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au point que ma rage auroit attenté à sa vie dans les lieux les plus respectés....
Ne t'étonne donc plus de mon désespoir... Le sang de mon ami crie contre moi...
Depuis long-temps ma vie n'est qu'un tissu de crimes affreux que ma conscience me
reproche... La religion, dont j'avois tâché d'éteindre le flambleau, le fait luire à mes
yeux... Je sens les jugemens redoutables de l'éternel, je succombe sous le poids de sa
main puissante... je la vois toujours prête à lancer sur moi son tonnerre destructeur....
& pour comble de maux, je n'entrevois dans l'avenir qu'un enchaînement de supplices qui
vont en s'accumulant... Je maudis mon existence...
Truworth. Ce n'est pas le désespoir, Monsieur, que demande
le meilleur des êtres... du repentir & de la soumission, voilà ce qu'il veut, & alors,
n'en doutez pas, il vous sera grâce... Vos fautes, j'en conviens, sont d'un genre...
la mort d'un
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ami... cette mort aussi peut être pardonnée... mais votre sûreté?... Les hommes ne
sont pas aussi indulgens que le Ciel... Peut-être sait-on déjà tout, peut-être se
prépare-t-on...
Clerdon. Je t'entends... Un malheureux qui n'a plus rien
à espérer sur la terre, quel besoin pourroit-il avoir de penser à sa sûreté?..
Pourquoi chercherois-je à me soustraire au ressentiment de la justice?.. Mon crime
peut-il être expié par un supplice trop ignominieux?.. Mais toi, Truworth, cesse de tenir
ton sort uni à celui d'un maître coupable... Fuis un scélérat, un assassin... Que la mort
de Grandville t'apprenne à me redouter... Tu es vertueux, tu m'aimes : ç'en est assez
pour craindre mes fureurs.
Truworth (après un moment de silence)
Oui... voilà le moyen de vous sauver... Grâces soient rendues à la divine providence qui me
l'inspire.... Vous
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voyez qu'il me reste peu d'années, peut-être peu de jours à vivre. Ces cheveux blancs,
ces membres affoiblis, tout m'appelle au tombeau. Quel meilleur emploi pourrois-je faire
des restes d'une vie inutile qu'en les employant à sauver un maître, un bienfaiteur, & en
conservant à la société un homme qui peut encore la servir long-temps? Je vais me présenter
à la justice, & déclarer que je suis le meurtrier de Grandville... Qu'importe que le monde
croie que je meurs comme un scélérat, pourvu que Dieu sache que je suis innocent. Des
larmes de joie coulent de mes yeux... O mon maître, mon cher maître
(il lui baise les mains avec transport)
que je me tiens heureux de mourir pour vous.
Clerdon (en l'embrassant)
Finis, généreux Truworth, tu me perces le cœur. Quoi, tant d'héroïsme avec tant de simplicité,
tant de grandeur dans un état si vil? Vas, mon ami, je ne mérite pas un tel excès d'attachement...
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Faut-il que tout ce qui est autour de moi respire la vertu & les grands sentimens, & que je sois
seul le plus lâche & le plus abjet des malfaiteurs! Cours, mon ami, cours tout préparer pour que
nous puissions dans l'instant quitter ces lieux détestés; tu m'es trop précieux pour que je te
sacrifie à ma sûreté. Nous serons loin, je l'espere, des murs de cette ville avant que la mort
de Grandville soit divulguée & qu'on me soupçonne d'en être l'auteur.
Truworth. Vous voulez que je vous quitte dans l'agitation où vous
êtes?.. Un noir pressentiment...
Clerdon. Fais ce que je te dis : prépare tout pour notre
départ, & ne t'inquiete pas de moi.
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